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L’IMAGINATION VÉGÉTALE

La Végétarienne, un roman en trois temps de Han Kang
Miguel Gallego Roca

La Végétarienne est un roman de l’écrivaine coréenne Han Kang. Publié en 2007, il connaît une deuxième vie internationale grâce à ses traductions en anglais – il a remporté le prix international Man Booker en 2016 –, en français, en espagnol, en italien et en allemand. La protagoniste du roman, Yonghye, décide un jour d’arrêter de manger de la viande. Puisque cette décision s’accompagne d’autres changements dans la vie quotidienne de la jeune femme, comme par exemple de ne plus cuisiner pour son mari, d’éviter le sexe («l’odeur de la viande. Ton corps pue la viande», répond-elle à son mari quand elle refuse de coucher avec lui), de parler le moins possible, de dormir à peine ou de se déshabiller en face du soleil, la situation crée un climat d’inquiétude et de tension dans la famille. Une atmosphère qui rappelle l’irritabilité de la famille de Gregor Samsa. Une famille coréenne, d’ailleurs, très passionnée par la viande. L’hybris se déclenche lorsque le mari de Yonghye, médiocre employé d’une société, commence à perdre patience et réunit la famille à l’occasion d’un repas. Tout le monde essaie de persuader Yonghye de goûter différents plats préparés avec de la viande. Yonghye n’ouvre pas la bouche, elle ne réagit pas, elle se limite à répéter sans cesse qu’elle ne mange pas de viande. Le père, un vétéran de la guerre du Vietnam, considère la décision de sa fille comme un caprice qui compromet l’honneur de la famille. Puis, comme il l’a fait à plusieurs reprises, il recourt à la violence: il la gifle devant tous et tente de lui mettre par la force un morceau de viande dans la bouche.


Le roman raconte en trois chapitres, trois épisodes, le processus traumatique par lequel la protagoniste assume sa volonté de ne pas faire partie de l’humanité, son désir de se libérer de la condition humaine et de devenir une plante. Son anorexie ou schizophrénie, selon le diagnostic général, se manifeste par la nécessité de ne se nourrir que d’eau et de soleil et par son empathie envers les arbres, ses attitudes ne répondent pas à une volonté de mort autodestructrice mais à un désir profond et mystérieux de renaissance. Kang ne nous fait jamais entrer dans les pensées de Yonghye, nous ne la connaissons que par ses rêves, ou cauchemars, et par le laconisme visionnaire avec lequel elle communique avec les autres: «J’ai fait un rêve» est la phrase récurrente qu’elle utilise pour exprimer son désir de renaissance. Nous la découvrons, en trois chapitres, à travers le regard d’autres personnages:
1. Son mari, qui avoue l’avoir épousée pour se sentir en sécurité dans sa médiocrité («avant qu’elle ne commençât son régime végétarien, je n’avais jamais considéré ma femme comme quelqu’un de particulier», expression par laquelle le roman commence). Il ne peut comprendre sa décision de refuser de manger de la viande qu’«en raison du désir de perdre du poids, de l’intention de soulager quelque désordre, du fait d’être possédée par un mauvais esprit ou d’avoir des problèmes de sommeil dus à de mauvaises digestions», autrement, dans tous les autres cas son végétarisme est le résultat de son entêtement et de sa volonté de le gêner.
2. Son beau-frère, artiste vidéaste en déclin qui a peu d’estime de soi et qui, sous le charme d’une image où les corps humains se mélangent aux fleurs (comme dans les vidéos du Japonais Yayoi Kusama, grains de beauté et couleurs se mélangent sur des corps entrelacés), découvre en Yonghye les possibilités artistiques de son érotisme végétal à partir d’une tache de naissance, la «Tache mongolique» qui donne le titre au deuxième chapitre, semblable à un grand pétale verdâtre, qui recouvre partiellement le dos, les salières de Vénus et une partie du fessier de sa belle-sœur, cette tache qui «évoque quelque chose d’ancien, de pré-évolutionnaire, ou peut-être un souvenir de photosynthèse», «une chose de végétal qui n’avait rien de sexuel». Là où les autres voyaient un physique malade, aux yeux de son beau-frère, il s’agissait d’un corps qui «irradiait de l’énergie, comme un arbre élevé dans le désert, nu et seul». De plus, sa belle-sœur avait une voix qu’il interprétait comme celle d’une personne qui «n’appartient à aucun lieu, à une personne qui est entrée dans une zone frontalière entre différents états de l’être». En d’autres termes, l’opposé de sa femme, la sœur de Yonghye, aux traits arrondis et humainement fiable, «le genre de la bonté oppressante». Face à la disponibilité végétale de Yonghye, il s’embarque dans une aventure artistique où il mélange l’art corporel, en peignant tout son corps sous des formes florales, dessinant de scènes qui se rapprochent du porno et qui sont complétées par des sécrétions qui ressemblent à une lymphe verte. Oui, le vidéaste est celui qui voit en Yonghye quelque chose de différent d’une «personne»: plus qu’une nature sauvage «une créature mystérieuse» qui ne sait pas bien si elle est encore humaine, animale ou végétale. Mais l’artiste vidéo étant toujours humain, tentera de pousser l’aventure jusqu’au bout avec son membre en érection et une excitation sexuelle qui le mènera au grotesque.
3. Enfin, c’est sa sœur, cette femme qui n’excite plus le vidéaste, mère et sœur souffrante qui fait reposer sur ses épaules la responsabilité d’élever un enfant malade et de veiller sur une sœur autodestructrice, qui nous raconte le dernier chapitre de Yonghye à l’hôpital psychiatrique. La sœur parvient à comprendre les raisons pour lesquelles quelqu’un peut vouloir arrêter d’être humain et se perdre dans une forêt humide avec la compagnie silencieuse des arbres: «Regarde, sœur, lui dit Yonghye dans un rêve, je fais le poirier, les feuilles poussent sur mon corps et les racines sortent de mes mains... je m’enfonce dans la terre...»
La décision de Yonghye est toujours interprétée par son entourage comme la manifestation d’un déséquilibre: son mari l’abandonne, l’artiste vidéaste tente de profiter de sa folie, sa sœur s’emmêle dans la culpabilité. En réalité, ce que Yonghye cherche, comme je l’ai déjà dit, est une porte de sortie de la prison d’une humanité qui mange de la viande et qu’elle trouve répugnante à cause de sa violence et sa culpabilité. La voie que Yonghye choisit est celle de la vie végétale, de la beauté des formes, du salut par l’eau, le soleil et la terre. Une renaissance par la photosynthèse. Un projet totalement innocent mais qui est réprimé par des gifles, des médicaments, l’abandon, l’internement psychiatrique et des sédatifs qui facilitent l’ingestion de nourriture par une sonde.

Je ne suis pas sûr que le caractère de Yonghye doive être interprété d’après une tradition littéraire orientale. Dans une interview, l’auteur a déclaré que le roman est tiré d’un vers du poète coréen Yi Sang, mort à Tokyo en 1937 à l’époque coloniale japonaise: «Je pense que les gens devraient être des plantes.» Dans l’œuvre de Yi Sang, il y a une idée qui, pour un Occidental, pourrait être considérée comme romantique: la forme silencieuse sous laquelle la nature s’exprime. Il y a une lettre bien connue que Beethoven a adressée à la baronne von Droosdick dans laquelle il parle du bonheur qu’il éprouve à être entouré d’arbres, de plantes et de pierres, car «arbres et pierres donnent à l’homme un écho qui fait son désir». Je pense que le roman de Han Kang va au-delà du romantisme ou de la communion naturelle selon l’Orient.
L’horizon du transhumanisme et du post-humanisme, en tant que dépassement des limites humaines par le développement technologique exponentiel, a ouvert les portes d’une imagination romanesque où les frontières de l’humain et du cyborg commencent à se confondre. Communiquer avec les machines, avoir de l’intimité avec elles, développer une émotivité technologique ou avoir des rapports sexuels cybernétiques étaient le sujet de la science-fiction jusqu’à récemment. Aujourd’hui, ils peuvent être des éléments pour le réalisme. En 1950, Günther Anders publia son livre prophétique L’Obsolescence de l’homme, résultat de son séjour aux États-Unis. Après les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, l’humain devient, selon Anders, quelque chose du passé, une honte qui souffre, lutte, transpire, pleure et meurt face à la propreté existentielle de la technologie. Anders est le premier à voir que la technologie de style Apple sera plus sexy que l’humain dans un avenir pas trop lointain. De nos jours, par ailleurs, le musicien et entrepreneur technologique américain Raymond Kurzweil prophétise l’ère de la «singularité», ce moment du xxie siècle où les machines seront intelligentes et capables de prendre des décisions, et vers 2050 le processus du vieillissement humain pourra être même renversé. Nous serons alors arrivés au post-humanisme, à une époque où les instruments humanistes, la parole et la pensée, subiront une mutation ou simplement seront remplacés par d’autres instruments.

À la fin du roman de Han Kang, la protagoniste rit et dit à sa sœur: «Bientôt toutes les paroles et les pensées disparaîtront. On y est presque.»
La possibilité existentielle explorée par La Végétarienne est précisément une mutation en sens inverse de celle posée par la «singularité» technologique. C’est une expérience romanesque qui est axée sur l’ego expérimental de Yonghye et son désir d’abandonner l’humanité pour renaître comme un être végétal qui subsiste par photosynthèse (se nourrir uniquement d’eau, exposer son corps nu au soleil, se connecter avec la terre).
Le risque d’une expérience romanesque de ce type, surtout de la part d’une auteur orientale, est qu’elle tombe dans le puits sans fond du new age consolant et chic. Ce n’est pas le cas. Et ce n’est pas le cas tout simplement parce que le personnage expérimental est raconté à travers les personnages qui l’entourent, des humains qui sont aussi insatisfaits de leur existence humaine, mais qui «n’ont pas encore fait un rêve» et ne savent imaginer leur vie qu’à travers l’égoïsme, l’art, la nourriture, le sexe, la culpabilité ou la compassion. Et c’est précisément la compassion – manifestée par sa sœur, dans le dernier chapitre, lorsqu’elle prend soin d’elle tout en essayant de la comprendre (souffrant avec elle) –, le seul canal de communication avec ce qui a décidé que «les gens devraient être des plantes».
Cette attitude envers quelque chose que nous ne comprenons pas peut être expliquée par un autre mot: la piété. La philosophe espagnole María Zambrano l’a exprimée dans un livre publié en exil intitulé L’Homme et le Divin (1955): «La piété consiste à un commerce adéquat avec ce qui est autre.» Pensons-y un instant: quand nous parlons de piété, nous nous référons toujours au commerce que nous avons avec quelque chose ou quelqu’un qui ne se trouve pas au même niveau vital; un dieu, un animal, une plante, un être humain malade ou monstrueux, quelque chose d’invisible ou sans nom, quelque chose qui est et n’est pas. Autrement dit, une réalité qui appartient à une autre région, à un autre niveau d’être que celui qui est aux limites ou au-delà des limites de l’être.»
En 2016 un livre étonnant a été publié: La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange. Son auteur, Emanuele Coccia, qui dédie le livre à un frère jumeau mort à l’âge de vingt-cinq ans, déclare au début de l’ouvrage que celui-ci est le résultat des années passées pendant son adolescence dans un institut technique agricole isolé dans une province paysanne du centre de l’Italie. Là, plutôt que les langues classiques, la littérature ou les mathématiques, c’étaient les plantes, avec leurs désirs et leurs maladies, qui faisaient l’objet d’étude privilégié. Ce livre surprenant et étonnamment érudit est donc le fruit de ces années dominées par la contemplation des plantes, «de leur nature, de leur silence, de leur apparente indifférence envers tout ce qu’on appelle culture». Pour Coccia, la culture occidentale basée sur le cogito ergo sum cartésien oublie d’autres possibilités d’existence qui sont présentes dans certaines tendances de la pensée médiévale (Averroès ou Giordano Bruno) et, spécialement, dans la recherche botanique de notre temps. Avec un langage d’idées fortes basé sur une érudition presque scandaleuse, et suivant la matrice poétique et imaginative qui lui est caractéristique – il est disciple de Giorgio Agamben –, Coccia considère que l’anthropocentrisme et le zoocentrisme ou l’animalisme sont des manifestations d’un « snobisme métaphysique » – le darwinisme ne serait qu’une extrapolation du narcissisme humain au règne animal – qui a oublié la véritable origine de l’existence: ce sont les plantes qui, grâce à la photosynthèse, ont créé les conditions de vie. C’est pourquoi les plantes sont, de son point de vue, «la tumeur cosmique de l’humanisme, les déchets que l’esprit absolu n’arrive pas à éliminer».
Surtout parce que la vie végétale est celle qui manifeste la manière la plus intense, radicale et paradigmatique d’être dans le monde, car une plante ne peut être séparée, physiquement ou métaphysiquement, du monde qui la reçoit. Ainsi, nous ne pourrons jamais comprendre une plante sans avoir compris le monde.
Une fois de plus, nous sommes peut-être entrés dans la voie d’un complaisant spiritualisme new age. Dans les années soixante-dix, les expériences pour détecter au polygraphe les réactions émotionnelles dans les plantes étaient à la mode. Cette tendance a été favorisée par un livre pseudoscientifique publié en 1975 et signé par Peter Tompkins et Christopher Bird, La Vie secrète des plantes. À partir de ce livre, Walon Green (nomen est omen) a réalisé un documentaire célèbre du même titre et une bande sonore encore plus célèbre composée par Stevie Wonder, qui apparaît à la fin du documentaire avec ses lunettes noires et ses mouvements somnambules marchant dans des champs de tournesols et des forêts humides et ensoleillées. Il convient également de souligner un parcours de musique expérimentale qui étudie les sons émis par les plantes. Les œuvres de la compositrice Mileece ou de Peter Coffin en sont des exemples. Plus pittoresque encore, le Ier Festival international de musique émise par des plantes qui s’est tenu au Jardin botanique de Paris en mai 2017. Le livre de Coccia n’a rien à voir avec ça. Il est vrai que les artistes de tous les temps ont prêté attention à l’expressivité formelle des plantes: les natures mortes florales de l’école flamande, les fleurs de Margherita Caffi ou Georgia O’Keefe, quelques photographies de fleurs très charnelles de Robert Mappelthorpe. Claudio Guillén a étudié le sujet de la fleur à travers toutes les littératures de tous les temps comme un symbole de beauté. «Ne la touchez plus / c’est comme ça que la rose est» est le texte du poème le plus court de Juan Ramón Jiménez intitulé «Le poème».
Mais ce n’est pas ce côté esthétique du monde végétal, celui qui obsède l’artiste vidéaste du roman de Han Kang, qui intéresse Coccia. Non, l’intérêt philosophique qui se trouve dans La Vie des plantes devient pour Yonghye, dans le roman La Végétarienne, une possibilité existentielle: la photosynthèse et l’autotrophie en tant que formes de radicalité métaphysiques pour vivre dans ce monde connu, un monde qui survit grâce au mélange des éléments de base sans recours à la violence.
En outre, il y a une autre dimension que nous pourrions appeler formelle, plutôt qu’esthétique. Les plantes, dit Coccia, ne sont pas seulement la condition préalable à l’existence de la vie – de notre cosmos – mais elles sont aussi l’espèce qui a ouvert le monde des formes à la vie, à «la figurabilité infinie». Ces formes infinies de vie végétale sont des «déclinaisons de l’être, et non du seul faire ou de l’agir» comme chez l’homme ou l’animal. Tel est le caractère expérimental du roman de Han Kang: un être humain qui imagine la possibilité de cesser d’être humain en s’engageant sur la voie de l’innocence et de l’élimination progressive du superflu. Il y a, bien sûr, une certaine idée d’une pureté inhumaine qui assume le mélange (l’eau, le soleil, la terre) dans sa dimension cosmique et élémentaire, presque comme l’ancienne école panthéiste.
L’un des derniers chapitres de l’étonnant livre de Coccia s’intitule «Raison, c’est le sexe». Ce plant turn, comme l’appelle l’auteur, dont beaucoup d’œuvres de la biologie actuelle sont des exemples, et que Coccia fonde sur une tradition de pensée médiévale et de la Renaissance, ouvre une voie pour établir les coïncidences entre corps et conscience, entre image et matière, ce que l’art a toujours poursuivi et poursuit encore. C’est l’obsession du vidéaste qui transforme le corps de Yonghye en une toile florale à partir de la tache de naissance qui ressemble à un pétale verdâtre. Pour Coccia, «“l’âme végétative” ne serait pas une vie sans faculté imaginative, mais la vie dont l’imagination produit des effets sur la totalité du corps de l’organisme – jusqu’à lui donner forme – et dont la matière est un rêve sans conscience, une fantaisie qui n’a pas besoin d’organes ou de sujets pour s’accomplir».
Après avoir lu le roman de Han Kang et l’essai d’Emanuele Coccia, je sors dans les rues de Naples et je sens qu’il y a quelque chose de différent dans l’atmosphère. Je vais voir le tableau sur Les Sept Œuvres de miséricorde du Caravage. Il y a quelque chose de floral dans la composition des personnages célestes et ailés dans la partie supérieure gauche. Les humains sont en bas, ils souffrent de la faim, de la soif, de la maladie, du froid, de la prison, de l’exil, de la mort. L’ange aux bras tendus est l’image de la piété: un être au-delà de l’humain qui contemple ce qui est différent.
(Je remercie Enrico de Vivo pour les conversations d’après-dîner où la photosynthèse et le mélange ont toujours été des sujets de réflexion.)
M. G. R. (Traduit de l’espagnol par Carmen Ruiz de Apodaca.)