L’Atelier du roman n° 1 (Automne 93)
OUVERTURE
Depuis quand existe-t-il une séparation entre l’art du roman et sa critique?
Depuis quand la critique est-elle érigée en forteresse autonome, jalouse de ses propres trésors, de sa propre fortune?
Aujourd’hui ces questions deviennent cruciales, se posent d’une manière aiguë, car ce phénomène de séparation, phénomène d’une certaine manière inhérent à la vie littéraire, prend les allures d’une catastrophe gigantesque, d’une débâcle sans précédent.
La critique du roman (journalistique, universitaire ou essayistique) est de nos jours hautement technicisée: centre spatial d’analyse et de précision, haut fourneau de rapidité et d’efficacité. Pourtant cela n’est qu’un ensemble d’impressions superficielles. Concrètement cette machine tourne à vide. Derrière son effort immense et épuisant il n’y a que le vide. Tous ces gens qui s’échinent à la faire marcher ne produisent finalement qu’un tout petit rien. Dans un cas semblable Czeslaw Milosz parlait de chasseurs bien équipés, leurs fusils étincelants à la main, sacoches et tenues appropriées, sortis en groupes sur des collines où les lièvres n’existent plus. Oui, la critique continue à travailler sans chercher à savoir si les lièvres sont encore là. Et elle s’en tient là d’autant plus courageusement que les questions essentielles sont passées sous silence. Elle fait proliférer son langage codé, multiplie ses paragraphes passe-partout, court haletante derrière les prix et les lauréats pour les oublier aussitôt et crée des modes pour s’en lasser au plus vite. Et quand elle délaisse l’actualité, elle se repose sur les valeurs sûres: Flaubert et Proust, Proust et Flaubert, encore Flaubert et encore Proust.
Le roman? Mais le roman, quant à lui, se porte très bien. Après un tri magique parmi les dizaines de milliers de manuscrits présentés, quelques milliers de nouveaux romans se déversent annuellement sur le marché. L’art plein à craquer. L’art à pleins poumons. L’art jusqu’à perte de vue. Une fois le seuil de l’édition franchi, un ou deux romans, un ou deux comptes rendus dans les pages barbelées que les journaux réservent à la littérature, et voilà que le romancier se lance pour remplir sa mission: au rythme effréné d’un roman tous les dix-huit mois, il doit produire durant sa vie une trentaine de titres pour ne pas décevoir les espérances fondées sur lui. De temps à autre, des «instituteurs» interviendront pour lui tirer l’oreille sur tel usage de l’imparfait ou sur la cadence de telle phrase. Sinon il est libre de produire, de perpétuer la mascarade d’une littérature en constante effervescence, d’idolâtrer sa déesse: l’ÉCRITURE. Qui se trouve à côté de lui? En quoi consiste sa nouveauté? Que pense-t-il de son art? Pourquoi continuer à écrire des romans? Aucune réponse. Le romancier doit écrire et se taire. Il doit se conformer à son époque, celle où la vitesse de l’écriture a dépassé celle de la lecture.
Sommes-nous dans une impasse? Aucunement! Au contraire nous sommes dans les grandes avenues artistico-culturelles. En présence d’une diarrhée artistique universelle. En présence d’une boulimie démocratique pour les produits culturels jamais connue auparavant. Devant une telle pan-esthétisation du monde, les marges d’une critique plaisante et robuste se rétrécissent. On n’a plus le temps de laisser reposer, de distinguer, d’examiner et surtout de se rappeler. Les droits-de-l’hommiens veulent acheter des livres et par conséquent ils transforment la critique littéraire en service, un service parmi d’autres.
Nous n’aimons ni les «retours à», ni les manifestes. Nous voulons tout simplement prendre de la distance, nous éloigner un peu de cette navette dans laquelle semblent être embarqués critiques, romanciers et public. Respirer. Méditer. Oui, méditer sur et à l’aide du roman. Ouvrir notre réflexion aux grandes œuvres, aux œuvres qui nous marquent et qui n’arrêtent pas de nous former et reformer. Nous tenir aussi, d’une certaine manière, à la traîne de l’actualité pour la saisir différemment, voir d’une autre façon ce qui compte, ce qui peut durer.
L’Atelier du roman, ou un rappel de l’importance du lieu artistique. Et nous aimerions souligner que non seulement il faut prendre en considération le côté artisanal du roman, chercher chez le romancier cet endroit où convergent influences, parentés, techniques personnelles et tendances esthétiques générales, mais considérer aussi le roman comme un art distinct, comme un lieu d’observation et d’apprentissage, comme un foyer pour notre propre éducation.
L’Atelier du roman, comme une adresse à tous ceux qui sentent le besoin d’un recul. Aux romanciers surtout. Ils peuvent nous aider à nous orienter avec un goût raffermi dans les méandres pernicieux du «tout a une valeur». Ils peuvent y voir plus clair eux-mêmes; parler de leur art; sortir momentanément des embouteillages exaspérants. Atelier signifie vivre d’une manière plus spontanée, plus libre et plus agréable l’expérience du roman.
Lakis Proguidis